Ritchie était barman à l’Ace Cafe. Ce n’est pas qu’il raffolait de la clientèle turbulente, mais ce job lui permettait de subsister, au moins la première semaine du mois. Pour joindre les deux bouts, il démontait et remontait les culasses des clients qui venaient brûler leurs gommes et par la même occasion leurs bielles sur la North Circular Road. C’était la seule façon qu’il avait d’approcher une moto d’ailleurs. En tant que dépanneur, mécanicien, essayeur, il avait l’immense honneur de rouler quelques miles sur les machines qui lui étaient confiées. Pensez donc, il avait à peine de quoi à payer son loyer, alors une moto… Qu’importe, il était toujours de bonne humeur, avec un léger sourire, presque imperceptible qui faisait de lui un homme chaleureux et distant à la fois.

Et puis, à l’Ace il y avait Mandy, fille d’un propriétaire richissime d’écurie du Continental Circus… rien que ça ! Rebelle, détestant son père, elle avait coupé tout lien avec sa famille et s’était engagée comme Barmaid à l’Ace par pur esprit d’opposition. Ses gestes étaient affirmés, toujours très féminine même si le fonctionnement d’un moteur à explosion lui était plus familier que celui d’une machine à coudre. A l’époque cet attrait pour la mécanique chez une femme était peu conventionnel disons le.

A l’opposé Ritchie était d’une timidité abyssale et assez maladroit. Il lui arrivait ainsi de partir essayer une machine, béquille déployée. Une fois le constat évident de l’existence de la pesanteur établi, il se relevait, levait les yeux vers le ciel, regardait le résultat de son hypothèse et soupirait avant de se remettre à réparer. Mandy ne parlait pas souvent avec lui et l’inverse était vrai également.

Alors que Ritchie s’interrogeait sur la façon d’aborder Mandy, le ciel londonien devint d’une noirceur inouïe. En l’espace d’une respiration la couverture de nuages s’intensifia et les premiers grondements de l’orage se firent entendre. Tout aussi bizarrement ils se retrouvèrent seuls au moment où la foudre frappa la porte d’entrée du Pub, les projetant face contre terre…

L’encadrement de la porte était complètement calciné : seule une température extrême avait pu causer ceci. Une odeur tenace envahissait l’atmosphère, comme un mélange de kérosène et d’huile chaude avec une voix profonde et plaintive « Khhh, Ritchie, je… suis… ton père ». Ritchie avala sa salive et s’avança courageusement tout en demandant à Mandy de se tenir en retrait :

« Mandy, n’approche pas ! Nous ne savons pas à quel phénomène mystérieux nous avons affaire… » Une main gantée de noir saisit le montant des restes de la porte avec cette respiration si étrange « Khhh ». Une silhouette massive apparut, portant un casque noir et armée d’une sorte de bâton lumineux… L’incertitude était à son paroxysme.

-Qui êtes vous demanda virilement Ritchie, d’où venez vous et que nous voulez vous ?
-Khh, c’est moi idiot !
-Plaît-il ?- dit Ritchie d’un ton « so british »
-C’est moi, khh, ton père, ton paternel, ton papounet quoi !
-Papa ? Mais ?! Mais qu’est ce qu’il s’est passé ?
-Khh, tu me permets de tousser un instant ? J’étais en train de régler au millimètre ma Norton quand ma cigarette est tombée dans le réservoir d’huile, heu… ou d’essence, je ne sais plus trop bien. Et là, un boum terrible, poum la tête, yeux qui piquent et poumons calaminés. Heureusement que j’avais mon casque !
-Mais qu’est que tu fais avec un néon à la main ?
-Khh Khh, avec cette fumée pas moyen d’y voir quoi que ce soit et comme je cherchais ma chambre à air…
-Ah, tu as perdu une chambre à air ? répondit-il, visiblement troublé par le morceau de gomme délicatement incrusté sur la joue de la jeune Barmaid.
-Incroyable, je l’ai vu partir comme un spoutnik, on n’est pas prêt de la retrouver !
-Humm, Mandy ? Aurais-je pu caresser l’espoir que tu m’eusses donné le reste de, hum, enfin le morceau de… afin que je puce, que j’eusse pu… heu que je puissasse… pff misère… (Ndr : Oui, Ritchie n’était pas une pointure de la conjugaison.)
-…
-Oui, t’as raison Daddy, pour la chambre c’est foutu ! Mais je t’avais déjà dit que je pouvais t’aider pour ta machine.
-Mon fils, ça devait être une surprise. Je… Je t’avais inscrit pour l’Ace Trophy et je t’aurais confié ma Norton. C’est pour toi que je la préparais. »

Mandy n’avait rien perdu de la conversation et le spectacle attendrissant d’un père et d’un fils dans les bras l’un de l’autre lui fit oublier son rimmel coulé comme une vieille bielle de Triumph.

-Je t’aiderai à la réparer dit Mandy.
-Tu sais, c’est gentil Mandy, mais je préfère acheter une chambre à air neuve et…
-Je parlais de la Commando… (Ndr : Pourquoi suis-je en train de dépeindre un abruti comme héro ?)
-Je ne sais comment te remercier. Je…
-Tais toi, au travail, tu as une course à gagner !

Alors que la Norton retrouvait peu à peu une apparence plus conforme à celle d’un Cafe Racer, Mandy posa sa clé de 17, hésita un instant avant de finalement s’adresser à Ritchie :

« Je t’ai menti tu sais…
-A propos de ?
-Sur moi, sur ma vie… Sur qui je suis.
-Ah oui ? dit simplement Ritchie avec ce sourire à la Paul Newman dans «Cool hand Luke »
-J’enquête sur toi…
-Wouaw… c’est le boss qui te paye pour savoir si je brique le comptoir à la fermeture ?
-Le Mi6.
-Ah oui, je connais bien sûr… James est un super copain d’ailleurs, par contre il roule comme un tréteau excuse moi.
-Je suis sérieuse, normalement nous sommes envoyés en mission à l’extérieur du territoire mais tu es un cas à part…
-Bon, c’est quoi cette histoire ? A mon avis ça fait trop longtemps que tu respires ce mélange d’essence et d’éther et ça te fait un peu trop d’effet on dirait.
-Tu t’appelles Richard Harold, tu es né à Southampton à la clinique St James à 23h17. Ta mère s’appelait Suzy et s’est mariée à 19 ans… je continue ?
-… Qui t’as dit ça ? Mon père ?
-Ton père, je ne le connaissais pas jusqu’à hier, jour inoubliable puisque c’est grâce à une projection de chambre à air que j’ai pu faire sa connaissance… charmant ton père…
-Qu’est ce que tu veux ? Qu’est-ce qu’un agent secret, enfin qui est supposé l’être, ferait en compagnie d’un barman avec un bidon d’huile dans les mains ?
-Je t’aide dit-elle en soupirant et en regardant l’huile suintant de tous les joints.
-Tu m’aides ? C’est ça ton job, m’aider à perfuser d’huile ce truc miteux ?
-Entre autres… Mais je dois surtout savoir comment tu fais pour battre les temps de stars des paddocks. Nous savons que tu découpes les grillages des circuits pour tourner la nuit tombée avec les machines de tes « clients »… pas très joli tout ça…
-Ecoute, je…
-Que tu tournes la nuit comme un chat sauvage avec des machines qui ne sont pas à toi, ce n’est pas le problème. Que tu battes d’une seconde le meilleur temps de Phil Read… de nuit… c’est déjà plus préoccupant pour nous. En bref, on se demande en haut lieu si tu n’es pas un martien…
-Hey, minute, je n’ai jamais eu de client qui s’appelait Phil
-Tu vis sur quelle planète ? Phil Read est le champion en titre sur piste…
-Moi ? Je bats le champion du monde ?
-Et même pas à la régulière, puisque Read est sous contrat avec mon père et dispose d’une machine de pointe. Alors quand nous nous sommes rendus compte que tu laminais ses temps et ceux des autres avec n’importe quel engin, on m’a envoyé vers toi. L’Ace est ma couverture. Je suis diplômée en ingénierie mécanique et experte en mise au point moteur.
-…
-Dors maintenant, la Norton est sur pieds et demain tu devras me montrer tes secrets de pilotage…

Ritchie était à terre, tremblant, pupilles dilatées, canines apparentes, bave aux commissures, la fourrière était sur les lieux, la panique quoi ! La police arriva rapidement sur place, gyrophares et sirènes hurlantes, avec une escouade d’hommes en blanc en bonus. Ritchie vit un flic massif fondre sur lui pour le plaquer au sol, puis un autre, puis encore un... L’un d’eux lui donna un violent crochet du droit dans la mâchoire qui fit sauter un de ses bridges, ce qui est un comble lorsqu’on ressort d’une cascade sur un pont. Mais de façon sensible le teint de Ritchie changea, son regard devint d’un beau pastel forestier. Ses muscles se contractèrent et gonflèrent à en faire exploser ses vêtements. Les rivets de son pantalon sautèrent comme des joints de sous-marins soumis à une trop forte pression. Les coutures explosèrent et laissèrent apparaître une massive musculature verte comme un… verte ? Humm, ça me laisse une impression familière ça…

Mandy, d’un saut gracile et félin enjamba prestement le comptoir de la caisse et dégaina une bombonne de Sévoflurane qu’elle vaporisa sur Ritchie, enfin sur l’espèce d’armoire verte qui était en train de piétiner l’équipe du commissariat local comme l’aurait fait un troupeau de buffles fan des « All Black ». La créature s’effondra et fut sur le champ prise en charge par la « Royal Philharmonic Psychiatric Institute », sous la responsabilité de pointures internationales du milieu : les professeurs Kee et Pearson. Mandy était là également : elle avait des codes d’accès presque pour tous les bâtiments…

Pendant ce temps là, Ritchie reprenait ses esprits ainsi que son teint de cachet effervescent, digne de tout anglais qui se respecte. Il aurait bien voulu fuir comme il avait réussi jusqu’à présent, mais il recevait la protection rapprochée d’une camisole de force qui lui témoignait d’un attachement tout particulier. Alors qu’il cherchait à se luxer volontairement une épaule pour tenter de se dégager, il entendit une voix en provenance d’une chambra voisine, puis une autre à celle d’à côté :

Incroyable mais vrai, les compagnons d’infortune de Ritchie n’étaient autres que Giacomo Agostini et Phil Read ! L’opacité de la situation ne pouvait être pire. Un asile de fous, remplis de pilotes du Continental Circus ! Ritchie était perdu, sa seule consolation était la présence de ces deux hommes d’envergure. Il comprit rapidement l’ampleur du coup monté : sous des allures d’hôpital ce bâtiment devait être le siège secret d’une organisation gouvernementale. Oui, il réalisa qu’il se trouvait dans les locaux d’interrogatoire du Mi6. Mandy avait donc dit vrai, mais pourquoi les autres pilotes étaient là aussi, ça, Ritchie n’en savait rien. A l’entrée des pseudo-urgences la discussion battait encore son plein :